vendredi 26 novembre 2010

« Que ma joie demeure... » et le souffle du Plateau d'Albion

 
Sur le plateau d'Albion, l'air est vif et sec.
J'aime ce plateau du bout du monde, l'automne, ou l'hiver, lorsque la terre rouge, brunie et caillouteuse des chemins se fige et prend l'éclat aigu du ciel de glace. Les pieds se lient aux sillons hasardeux du chemin entre un secret bosquet de chênes noirs et un champ gris de lavande qui ondoie. A l'horizon, une châtaigneraie qui s'enfonce dans un repli sombre. Derrière un carré de lavande surgit l'autre vague d'un champ aux rainures grises et brunes écorchées par les touffes taillées. Et puis encore une autre vague, inattendue, alors que l'on croyait l'horizon atteint. Une autre encore, qui se dévoile. Elle s'incline et draine le regard vers le creux vallonné où un majestueux chêne isolé déploie ses cris de branches tordues vers les corneilles. Alors les pas remontent, et montent encore, devant soi il n'y a que la mouvance sinueuse des rangs de lavandes, et au ras de l'horizon le ciel, rien que le ciel.





Revest-du-Bion. Alpes de Haute Provence. Entre la Montagne de Lure et le Mont Ventoux. 960 m d’altitude. Au cœur du plateau, pas très loin de Redortiers et du Contadour de Giono.
Je n'ai jamais été plus vivante qu'alors, dans cette bicoque, ancienne ferme (ou atelier de teinturier ? cordonnier ?) cloisonnée en deux parties chacune louée en saison ou à l'année, et où je me rendais les week-ends Un disgracieux poteau électrique en défigurait le flan, à peine occulté par les débordements printaniers du rosier. Devant la petite terrasse, un champ, ou alternaient tous les 10 ans blé et lavande. Je n’y suis restée que trois ans mais j’ai connu l’alternance et l’ai quittée avec cette image des deux petits yeux vert d’eau de mon chat noyés dans le vert d’eau des blés où il se cachait. Ah, j’oubliais ! Devant la terrasse, mes premiers essais de jardinage...
J'y débarquais souvent avec mes trois chats le vendredi à la tombée du jour, et du dernier virage en pente la vue s'ouvrait sur « mon île » posée comme une ancre isolée au milieu des champs. Rien autour. Une ou deux maisons éparpillées posées sur ces terres. Mystérieux silence à peine troublé par l'appel de quelque oiseau. Il fallait alors vite rentrer du bois et faire le feu, réanimer la maison toute froide et endormie durant  la semaine. Il y faisait très vite chaud, et je pouvais alors m’y lover pour peindre, écrire, créer en attendant la clarté du jour
Cette terre a fait pousser des racines sous mes pieds, moi qui suis issue, petite fille de pêcheur, du ballotement des flots et du bord des quais. C’est mon pays de cœur.
La bicoque
Photo des champs de lavandes et notations d'aquarelle   
  
Aquarelles
Châtaigneraie aux abords de l'hiver






   

 
Revest du bion, le 20 décembre 2000 :
Une langue glacée s'enroule en sifflant autour de la maisonnette rétrécie qui voûte encore sa toiture, resserre ses poutres contracte ses fenêtres devant l'assaut des souffles. Là dehors , s'étendent les terres plates, terres à lavandes rabougries en cet hiver 200, brunes et grises, caillouteuses, rabotées par les vents qui dévalent du Mont Ventoux. Finis Terrae. Terres du bout du monde, rien au-delà, terres perdues désertées des hommes, où la lumière habitant les nuits se fait rare, improbable étoile dans la confusion de la terre et du ciel.
Ici, les quelques bosquets et petits bois qu'on n'oserait appeler "forêts" se lovent au creux doux des champs. On en voit les fins vaisseaux étoilés des branchages, noir de fumée, noir bleuté comme une auréole de buée, et roux éteint. Les quelques courageux chênes solitaires, sanctuaires des champs, souffrent noir de leurs bras tordus implorant leur communion avec les dieux des vents.
Solitaire sauvagerie de cette terre des premiers temps, hostile à l'homme aimable qu'engourdi le froid. Ici, il faut savoir accepter la morsure de l'air, la désolation des espaces qui dilate l'âme, l'éclat abrupt de la lumière, les nappes de silence entre les plaintes étranges des souffles....



"Que ma joie demeure..."
"Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.
Je me souviens.
Alors je t’ai dit : regarde là-haut, Orion-fleur de carotte, un petit paquet d’étoiles. Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient. Et si je t’avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles ça n’était pas la première fois que tu en voyais, et ça n’avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t’avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l’avais déjà vue mille fois sans résultat. Mais je t’ai dit : Orion-fleur de carotte, et d’abord tu m’as demandé : pardon ? pour que je répète, et je l’ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
Je me souviens, dit Jourdan, à voix basse.
Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.
Oui, dit Jourdan. Bobi laissa le silence s’allonger. Il voulait voir. Tout le monde écoutait. Personne n’avait envie de parler.
De cet Orion-fleur de carotte, dit Bobi, je suis le propriétaire. Si je ne le dis pas, personne ne voit ; si je le dis tout le monde voit. Si je ne le dis pas je le garde. Si je le dis je le donne. Qu’est-ce qui vaut mieux ? Jourdan regarda droit devant lui sans répondre.
Le monde se trompe, dit Bobi. Vous croyez que c’est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l’a dit. Moi je vous dis que c’est ce que vous donnez qui vous fait riche. Qu’est-ce que j’ai moi, regardez-moi. Il se dressa. Il se fit voir. Il n’avait rien. Rien que son maillot et, dessous, sa peau. Il releva ses grands bras, agita ses longues mains vides. Rien. Rien que ses bras et ses mains.
Vous n’avez pas d’autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu."
Extrait de : Jean Giono, Que ma Joie Demeure, 1935, Ed. Grasset.